Gavrinis–La Croix–juillet 2013

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http://www.la-croix.com/Ethique/Sciences-Ethique/Sciences/Comment-concilier-ouverture-et-protection-des-sites-megalithiques-2013-07-01-980793

« PLUS ON CONNAÎT LES SITES, MIEUX ON LES PROTÈGE »

JEAN-BAPTISTE GOULARD
Délégué général de l’association «Paysages de mégalithes»

« L’association Paysages de mégalithes, qui compte 26 communes, est chargée de mettre en valeur et de porter la candidature au patrimoine mondial de l’Unesco d’un ensemble de 550 sites mégalithiques du golfe du Morbihan, de Carnac à Arzon. Nous sommes donc au cœur de cet équilibre délicat entre protection d’un patrimoine extraordinaire et accès du public.

Ce qui apparaît depuis quelques années, c’est que plus on connaît les sites, mieux on les protège. De cette manière, la population prend conscience de l’importance de tel ou tel lieu, se l’approprie et a à cœur de le préserver. C’est notamment vrai pour des petits tumulus préhistoriques, disséminés dans les forêts, auxquels on ne prête attention que si l’on en connaît l’histoire et l’importance !

Il faut bien comprendre que, dans cette région, il s’est passé quelque chose d’unique il y a quatre mille ans : imaginez que des hommes, au néolithique, ont transporté le Grand-Menhir de Locmariaquer sur plusieurs kilomètres alors qu’il pesait… quelque 300 tonnes ! D’où l’importance de protéger mais aussi d’ouvrir ce patrimoine de l’humanité.

À cet égard, le site de Gavrinis est emblématique. Certes, il est relativement protégé puisqu’il se situe sur une île. Il n’empêche : on ne peut pas dépasser un nombre maximal de visites d’environ 30 000 par an, au risque d’abîmer les gravures exceptionnelles du dolmen. La numérisation va permettre – sans, bien sûr, remplacer la visite sur place – d’en présenter toute la richesse sur écran, avec des détails invisibles à l’œil nu. Un projet d’écran à 360° est actuellement en cours avec le CNRS et l’école d’architecture de Nantes. C’est un complément indispensable et qui a du sens. »

« LA PROTECTION PASSE PAR UNE LIMITATION DE LA FRÉQUENTATION »

JACQUES BUISSON-CATIL
Préhistorien, administrateur des sites mégalithiques de Bretagne pour le Centre des monuments nationaux

« Aujourd’hui, l’équilibre est d’autant plus difficile à trouver que l’on est confrontés à une injonction paradoxale : ouvrir les sites au plus grand nombre et, en même temps, les protéger au mieux, forts d’une réelle expérience des périls éventuels. L’exemple le plus frappant, c’est la grotte de Lascaux, découverte dans les années 1940 et fermée au public en 1963 par André Malraux (NDLR : alors ministre chargé des affaires culturelles). La fréquentation avait fini par perturber le milieu et menacer les peintures.

Partout, il faut être extrêmement vigilant. Imaginez qu’environ 600 000 personnes circulent chaque année dans le secteur des alignements de Carnac… En 1991, la clôture des alignements a certes créé des frustrations mais elle était nécessaire, car les menhirs commençaient à se déchausser en raison de l’usure des sols. Désormais, le site est librement accessible en hiver mais pas en été, une saison durant laquelle les visites se font avec un guide et par groupes de 50 personnes maximum.

Grâce à ces mesures, la végétation a commencé à reprendre ses droits – des bilans sont effectués régulièrement. Mais si l’on rouvrait complètement l’accès, il y aurait à nouveau danger. La protection des monuments passe donc par une limitation de la fréquentation. Car même lorsque les visiteurs sont respectueux – ce qui est très majoritairement le cas –, il y a toujours un “effet nombre” et quelques comportements inappropriés. À cet égard, le cairn de Gavrinis est un peu plus préservé par sa situation géographique ; mais il faut faire attention aux frottements sur les gravures et à l’excès de lumière. »

Recueilli par MARINE LAMOUREUX


http://www.la-croix.com/Ethique/Sciences-Ethique/Sciences/A-Gavrinis-l-homme-du-neolithique-livre-quelques-secrets-2013-07-01-980779

A Gavrinis, l’homme du néolithique livre quelques secrets

Les gravures du cairn de Gavrinis, dans le Golfe du Morbihan, ont été entièrement numérisées. Des technologies qui bouleversent la présentation au public de tels sites, datant du IVe millénaire avant J.-C.

C’est peut-être Prosper Mérimée qui en parle le mieux : «Ce qui distingue le monument de Gavrinis de tous les dolmens que j’ai vus, c’est que presque toutes les pierres composant ses parois sont sculptées et couvertes de dessins bizarres. Ce sont des courbes, des lignes droites, brisées, tracées et combinées de cent manières différentes.» L’écrivain fut, en 1835, l’un des premiers visiteurs de ce cairn, situé sur la petite île de Gavrinis, dans le golfe du Morbihan, en face du port de Larmor Baden.

Alors inspecteur général des monuments historiques, Mérimée dut se courber pour entrer dans ce lieu étonnant, érigé pour les morts les plus «prestigieux» par des hommes du néolithique, aux environs de 3 800 ou 3 700 ans avant notre ère. Une vingtaine de blocs de pierre massifs y dessinent un couloir richement décoré de gravures, menant à une chambre funéraire dont le plafond est constitué d’une dalle pesant plus de 20 tonnes.

Après d’importantes fouilles et restaurations menées dans les années 1970-1980, le dolmen de Gavrinis connaît actuellement une nouvelle étape. Grâce au travail combiné de Serge Cassen, du Laboratoire de recherches archéologiques de Nantes (Lara/CNRS) et de Laurent Lescop, de l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes (Ensa), ce site mégalithique est le premier en France à avoir été entièrement numérisé au laser, permettant une représentation en trois dimensions de la tombe. Pour le chercheur du CNRS, l’utilisation de telles technologies est une étape incontournable en archéologie.

«Voyager» dans le dolmen

«D’une part, parce que les gravures, la manière dont elles ont été conçues et réalisées, sont indissociables du support lui-même», explique Serge Cassen – et à cet égard, la représentation en deux dimensions a ses limites. «D’autre part, poursuit-il, parce que ces techniques numériques vont permettre de présenter le site au public de manière complètement renouvelée.» Grâce à la visite virtuelle, au moyen d’écrans panoramiques, il sera possible de «voyager» dans le dolmen, d’en découvrir des détails invisibles à l’œil nu ou très difficiles d’accès compte tenu de la configuration des lieux.

Si les données numériques sont «en boîte», l’organisation concrète de la visite en 3D est encore à l’état de projet. Pour les archéologues, l’enjeu est pourtant de taille, à la fois pour protéger le site de Gavrinis – dont les capacités d’accueil sont réduites – mais aussi pour enrichir la connaissance d’un public de plus en plus exigeant.

De fait, en découvrant le cairn, qui dessine un relief arrondi sur la petite île plantée de pins, le visiteur peut se sentir quelque peu frustré aujourd’hui : certes, l’émotion est vive de se trouver en face de gravures délicates, couvrant la pierre à l’infini et qui ont traversé des millénaires… mais l’éclairage est faible et la promiscuité dans le couloir rend difficile une réelle appréhension des symboles. Impossible, également, de percevoir les bovins gravés sur le dessus de la dalle couvrant la chambre funéraire. On en repart ému, mais avec un goût de trop peu.

Grandes inconnues

Cette dalle, justement, en dit long sur la complexité de Gavrinis. On sait aujourd’hui qu’elle est l’un des trois morceaux du grand menhir de Locmariaquer, dont un autre fragment fait partie de la Table-des-Marchand : sur le premier morceau, on distingue les longues cornes d’un bovin, qui se raccordent parfaitement au corps de l’animal, visible sur l’autre morceau.

«Les hommes qui ont érigé le dolmen réutilisaient ainsi des parties d’autres monuments, indique Yves Belenfant, responsable d’exploitation du site. C’est d’ailleurs complètement fascinant de se dire que ces pierres pesant des dizaines de tonnes ont été acheminées sur des kilomètres… Aujourd’hui encore, on ignore comment ces hommes ont réussi de telles prouesses.»

De grandes inconnues demeurent, que les archéologues tentent de lever, avec le souci d’expliquer leur démarche aux touristes. Ainsi, chaque mercredi de l’été, le préhistorien Cyrille Chaigneau installe ses outils aux abords du cairn, essayant de comprendre comment les graveurs du néolithique procédaient. «L’archéologie expérimentale nous donne des indications d’autant plus précieuses que nous étudions des sociétés sans écriture», détaille le spécialiste, médiateur scientifique au musée de préhistoire de Carnac.

Comment procédaient les sculpteurs?

«Quel percuteur utilisaient les graveurs ? Comment préparaient-ils la surface de granit pour que la dalle ne s’effrite pas ? Combien de temps mettaient-ils à sculpter une stèle ?» En quelques minutes, il aide les visiteurs à comprendre qu’un percuteur emmanché ou avec un système pendulaire permet au sculpteur de ménager ses efforts. «Les relevés effectués au laser offrent une précision inégalée, qui vient compléter cette approche expérimentale.» Avec des techniques combinées, les chercheurs sont capables de dire quel fut le premier trait tracé par le graveur sur la stèle, une indication précieuse pour comprendre la confection de l’ensemble.

De même, l’enregistrement numérique des gravures est un atout supplémentaire pour tester certaines grilles de lecture des symboles. «Pendant longtemps, on est resté dans un cadre théorique focalisé sur le mode de vie agricole de ces populations, mais dont on est en train de s’extraire», note Serge Cassen. Ce qui était interprété comme une «hache-charrue», par exemple, ou une «déesse mère» est désormais sujet à caution. L’archéologue du Lara, lui, fait d’autres propositions, en rappelant que ces sociétés du néolithique étaient loin d’être pacifiques et égalitaires.

Le symbole de la déesse mère serait plutôt un symbole phallique, de virilité ; et ce que l’on prenait pour une «hache-charrue» – un outil dont on n’a d’ailleurs pas retrouvé de trace – serait en fait la représentation emblématique d’un cachalot. «Le contexte oral de ces sociétés est perdu, l’interprétation est ce qu’il y a de plus mouvant», concède le chercheur, dont les travaux font néanmoins autorité aujourd’hui.

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QUELQUES DÉFINITIONS

Mégalithe. Monument préhistorique formé d’un ou plusieurs blocs de pierre.
Dolmen. Monument funéraire composé de pierres agencées en forme de gigantesque table.
Cairn. Monticule fait de terre ou de pierres qui, à Gavrinis, recouvre le dolmen.
Néolithique. Période de la préhistoire (environ 6000 à 2000 ans avant notre ère) durant laquelle l’homme accède à une économie productive délaissant le mode de vie du chasseur cueilleur.

INFORMATIONS PRATIQUES

Le cairn de Gavrinis, dans le Morbihan, est ouvert au public du 1er avril au 30 septembre. En juillet et août, les visites (avec un départ en bateau du port de Larmor Baden) ont lieu de 9 h 30 à 12 h 30 et de 13 h 30 à 18 h 30.
La réservation est conseillée au 02.97.57.19.38 (tarifs adultes : 14,40 €, enfants de 8 à 17 ans : 6 €, gratuit pour les moins de 8 ans).
Les animations d’archéologie expérimentale (techniques de gravures du IVe millénaire avant notre ère), fruit d’un partenariat avec le Musée de préhistoire de Carnarc, ont lieu tous les mercredis de juillet et les 7, 14 et 21 août.

MARINE LAMOUREUX, à l’Île de Gavrinis (Morbihan)


http://www.la-croix.com/Ethique/Sciences-Ethique/Sciences/Serge-Cassen-bouscule-l-archeologie-en-Bretagne-2013-07-01-980782

Serge Cassen bouscule l’archéologie en Bretagne

Le chercheur, spécialiste du néolithique, étudie les dolmens bretons. Fasciné par les symboles retrouvés sur ces pierres millénaires.

Dans le petit château du Tertre, au cœur du campus de l’université de Nantes, le parquet grince sous les pieds et les étagères débordent de livres, de pierres ou de vieux ossements. C’est dans cet édifice qu’est installé le Laboratoire de recherches archéologiques (Lara) où travaille Serge Cassen. Ce chercheur au CNRS de 55 ans, qui enseigne le néolithique à l’université de Nantes et dans plusieurs pays d’Europe, a fait de l’étude des mégalithes du Morbihan sa spécialité.

Sa vocation est née vers 12 ans, à l’occasion d’un exposé d’histoire sur la ville de Cholet (Maine-et-Loire), où son père, électrotechnicien, s’était installé pour travailler. «J’ai rencontré un antiquaire qui avait participé à de grandes missions d’exploration, notamment avec l’ethnologue Paul-Émile Victor, et qui m’a initié à la prospection de silex dans les champs.» Ce bon élève rêve de faire de l’archéologie son métier. «Mais ce n’était pas aussi professionnalisé qu’aujourd’hui et c’était une voie assez aléatoire.»

Après son bac, il opte pour une formation de géomètre, quand ses parents l’auraient rêvé ingénieur ou médecin. Puis la passion des fouilles prend le dessus. Durant son service militaire en Guadeloupe, il effectue un master d’anthropologie sur des sépultures mégalithiques en Colombie. Puis s’inscrit en thèse à la Sorbonne à Paris pour plancher sur le néolithique du IVe millénaire avant notre ère, de la Loire à La Gironde.

Peu après sa soutenance, en 1986, il ouvre son premier grand chantier de fouilles sur le site de la Table-des-Marchand, dans le Morbihan. Huit ans plus tard, de nouvelles fouilles, sur le site de Lannec er Gadouer, marquent un tournant dans son approche des sépultures. «Cela m’a amené à étudier les représentations gravées sur les parois des dolmens, raconte-t-il. Je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas négliger ce domaine des symboles, qui nous donnent une représentation du monde de cette époque, en parallèle à l’étude des céramiques, des silex ou des haches polies.»

Serge Cassen s’est donc lancé dans un vaste chantier de réinterprétation de ces gravures, notamment celles de l’île de Gavrinis, qui en recèle à profusion. «J’en ai encore pour dix ans de travail !» lance-t-il. Il use de ses voyages et de lectures pour nourrir la réflexion. «Je me souviens avoir trouvé un quartz, pas très beau, au cœur d’une sépulture, illustre-t-il. J’ai compris longtemps après sa valeur symbolique, en lisant un article sur les guérisseurs aborigènes australiens et les vertus des arcs-en-ciel. Ce caillou avait conservé en son centre un aspect irisé, rappelant ces fameuses couleurs.»

Marié, sans enfant, le chercheur se donne tout entier à sa passion. «Tout me rappelle mes recherches, d’un alignement de pierres dans un jardin à une émission de télévision.» Cette plongée vers la préhistoire le renvoie à l’invariabilité de l’humanité. «Ce qui est fascinant, c’est cette proximité du même qui vous est donnée à travers l’étude des objets ou des symboles. On ne figure pas autrement le cachalot aujourd’hui que sur les parois de Gavrinis…»

FLORENCE PAGNEUX, à Nantes (Loire-Atlantique)